Biographie
Jean Tinguely
1925-1991

Jean Tinguely avec « Moulin à Prière » à la Galerie Iolas, Paris, 1963, photo : Monique Jacot

La vie et l’œuvre de Jean Tinguely (1925−1991)

Par ses œuvres cinétiques, Tinguely est devenu un précurseur majeur dans l’art de la deuxième moitié du XXe siècle. Son travail porte essentiellement sur les machines, dont les fonctions et les mouvements l’intéressent particulièrement, tout autant que les bruits qu’elles génèrent et la poésie qui les habite.

 

 

Cette biographie, articulée en plusieurs chapitres, retrace les étapes importantes dans la vie et le travail de l’artiste.

Enfance et formation
à Bâle
1925-1953

Jean Tinguely à l’âge de 16 ans, photo : inconnu

Enfance à Bâle

Jean Charles Tinguely est né le 22 mai 1925 à Fribourg. Il est le fils unique de Charles Célestin Tinguely et Jeanne Louise Tinguely-Ruffieux. En juillet 1925, la mère et l’enfant quittent Bulle pour s’installer à Bâle, où Tinguely grandit dans le quartier de Gundeldingen, derrière la gare centrale. Son père travaille comme manutentionnaire à l’usine Kohler et sa mère comme employée de maison chez Ch. Schlumberger-Vischer. La famille s’intègre difficilement dans l’environnement bâlois, germanophone et empreint surtout de protestantisme. À la maison, on ne parle que le français et l’éducation de Tinguely est catholique.

Plus tard, il s’éloignera de l’Église catholique et se tournera vers le communisme. Le carnaval de Bâle (Fasnacht), auquel il a le droit d’assister pour la première fois à l’âge de 12 ans, exerce sur lui une influence durable.

 

L’intérêt de Tinguely pour les constructions mécaniques remonte, selon ses propres dires, à l’enfance. Là déjà, dans les bois, il s’amusait à faire des expériences sur les ruisseaux avec des machines à roues hydrauliques et des objets sonores.

Jean Tinguely avec ses parents dans les années 1930

Jean Tinguely avec ses parents dans les années 1930, photo : inconnu

Lettre de la filiale « Marktplatz » à Charles Tinguely, 28.2.1942, copie, Musée Tinguely, Bâle

Lettre de « Globus » à Charles Tinguely, 28.2.1942, copie, Musée Tinguely, Bâle

Apprentissage de décorateur

En 1941, Tinguely commence un apprentissage de décorateur au grand magasin Globus. Par manque de discipline, il est congédié sans préavis en août 1943. Il achève toutefois sa formation en 1944 auprès du décorateur indépendant Joos Hutter qui l’incite à fréquenter assidûment l’école des arts appliqués de Bâle. C’est dans cette école que Tinguely étudie pour la première fois les œuvres d’art moderne.

C’était une chance de fréquenter l’École des Beaux-Arts. Et c’est là où j’ai vécu autre chose : c’est le nouveau choc de l’art contemporain et la découverte de l’art en soi, la présence de l’art ; avant tout l’aventure qui représente l’art de ce siècle. En tout cas, l’existence de Schwitters m’a troublé. Et ce n’était pas facile de comprendre la présence de Marcel Duchamp. On commençait à découvrir l’idéologie du dadaïsme, le message des constructivistes russes.

Jean Tinguely

C’est là aussi, à l’école des arts appliqués, qu’il rencontre celle qui sera plus tard sa femme, Eva Aeppli.

Eva Aeppli (1925−2015)

Eva Aeppli est née le 2 mai 1925 à Zofingen. Elle grandit avec ses trois frères et sœurs à Bâle, où elle fréquente l’école Steiner que son père a contribué à fonder. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, elle suit les cours de l’école des arts appliqués et crée ses premières figurines en tissu et marionnettes qu’elle vend dans divers magasins.

 

À l’école des arts appliqués, elle rencontre aussi Jean Tinguely. Ils ont ensemble une fille Miriam, née le 27 janvier 1950. Jean Tinguely et Eva Aeppli se marient le 10 mai 1951. En 1949 commence une longue amitié entre Eva Aeppli et Daniel Spoerri, que Tinguely et Aeppli partent rejoindre à Paris. Elle entame un travail artistique avec des images textiles et des dessins au fusain, d’êtres humains principalement, ou de personnages souvent maigres et d’humeur sombre.

 

À partir de 1954, Eva Aeppli crée Les Livres de Vie qui compteront en tout 15 volumes. Ces livres témoignent de son réseau artistique et personnel, ils rassemblent des invitations à des expositions, des photos d’ami.es, des lettres, cartes, dessins, petites notices et documents plus importants de tout type, y compris des ébauches de testaments. Les Livres de Vie forment un fil rouge à travers la vie de l’artiste ponctuée sinon par des changements permanents.

 

En 1960, Eva Aeppli se sépare de Tinguely et épouse l’avocat américain Samuel Mercer, avec lequel elle vit un temps à Omaha (Nebraska). Dans les années qui suivent voit le jour le deuxième cycle artistique d’Eva Aeppli : peintures grand format, huiles sur toile, représentant généralement des têtes en nombre, tantôt des têtes de morts et des crânes, tantôt des visages stylisés, qui évoquent des représentations funestes d’individus morts, des photographies de cadavres amoncelés, la mort et les camps de concentration.

 

Au milieu des années 1960, elle réalise ses premières sculptures textiles, des personnages grandeur nature avec des visages marqués et de longues mains fines. Par ailleurs, l’artiste crée des personnages isolés, assis dans des fauteuils, comme les gardiens silencieux du monde. Elle s’intéresse de très près à l’astrologie et crée alors différents groupes de personnages, dont le premier, Die zehn Planeten (Les dix planètes), est exposé en 1976 à la Biennale de Venise. De ces personnages, elle ne garde que les têtes qui seront coulées en bronze en 1990. Par la suite voient le jour d’autres ensembles de têtes en tissu fin qui sont aussi coulées en bronze. Leur physionomie porte la marque d’émotions fortes.

 

L’artiste réalise un dernier cycle d’œuvres en 1990 et 1991 : il s’agit de sculptures qu’elle a créées avec Tinguely, des personnages lugubres comme dans l’Hommage à Käthe Kollwitz (Kunstmuseum Soleure). Mais elle a également travaillé avec d’autres artistes, comme Jean-Pierre Raynaud ou Daniel Spoerri. Eva Aeppli décède le 4 mai 2015, elle venait d’avoir 90 ans.

Décorateur indépendant à Bâle

De 1944 à 1945, Tinguely effectue son service militaire dans l’armée suisse. Avec Eva Aeppli, il mène désormais une vie peu conventionnelle et habite notamment dans une maison en démolition, le fameux Burghof à St. Alban-Vorstadt, près du Kunstmuseum de Bâle. À cette époque, Tinguely réalise ses premières sculptures en fil métallique, encore existantes aujourd’hui.

Jean faisait au plafond de la pièce des choses avec des objets et des moteurs, un peu comme Calder.

Eva Aeppli

« Stabilé II », vers 1948, 110 x 62 x 75 cm, Gordon D’Arcy, Bâle, photo : Christian Baur

« Stabilé II », vers 1948, 110 x 62 x 75 cm, Gordon D’Arcy, Bâle, photo : Christian Baur

Tinguely gagne sa vie en travaillant comme décorateur à son compte, à Bâle et à Zurich, et conçoit des vitrines de magasin qui font beaucoup parler d’elles. Ces décorations, souvent à partir de fil métallique, laissent déjà transparaître la griffe artistique ultérieure de Tinguely.

Dans les années après-guerre, avec les débuts de l’essor économique et des biens de consommation, les décorations de vitrines comptent de plus en plus. En tant que décorateur, Tinguely avait appris à créer des compositions séduisantes qui captent le regard du passant et potentiel client. De la même manière, ses œuvres d’art s’adresseront plus tard non pas à un public contemplatif, mais à des individus qu’il veut fasciner et littéralement accaparer par des réalisations spectaculaires.

Vitrine du magasin Kost-Sport, Freie Strasse, Bâle, mai 1949, photo : Peter Moeschlin

Vitrine du magasin Kost-Sport, Freie Strasse, Bâle, mai 1949, photo : Peter Moeschlin

Paris :
reliefs et sculptures cinétiques
1953-1958

« Méta-mécanique Horizontal II » de 1954 avec la Tour Eiffel, 1958, photo : John R. van Rolleghem

Impasse Ronsin

Fin 1952, Jean Tinguely et Eva Aeppli partent s’installer à Paris. Leur fille Miriam, née le 27 janvier 1950, reste chez les parents de Tinguely à Genève. Le couple vit ses premières années à Paris dans la pauvreté. Tinguely continue de concevoir des vitrines, tandis qu’Aeppli coud et vend des petites poupées en tissu. Ils sont aidés par leur ami commun Daniel Spoerri qui bénéficie d’une modeste bourse. En 1955, ils emménagent dans un atelier de l’impasse Ronsin, à Paris.

Jean Tinguely, Impasse Ronsin, vers 1958, photo : John R. van Rolleghem

Jean Tinguely, Impasse Ronsin, vers 1958, photo : John R. van Rolleghem

Œuvres sur une plateforme dans l’atelier à l’impasse Ronsin, Paris, hiver 1954, photo : Rune Hassner

Œuvres sur une plateforme dans l’atelier à l’impasse Ronsin, Paris, hiver 1954, photo : Rune Hassner

Reliefs et sculptures cinétiques

À Paris, Tinguely fait progresser son travail artistique à un rythme époustouflant en créant différents ensembles de sculptures et reliefs cinétiques ; à partir de 1954, il intensifie ses réalisations d’automates, reliefs et sculptures mobiles en fil métallique, et l’été de cette même année, il a une première opportunité d’exposition personnelle à la galerie Arnaud à Paris. Ses œuvres cinétiques, avec leurs mécanismes saccadés et leur fonctionnement tout sauf parfait, sont en constante transformation et, ce faisant, relèvent aussi du hasard.

Les machines de Tinguely sont des anti-machines, plutôt que des machines. On veut trouver dans les machines la régularité et la précision. Tinguely recherche le désordre mécanique. Les engrenages de ses peintures n'ont pas d'autre précision que celle du hasard. Cet art repose sur l'idée de la roue, sur la répétition et le changement perpétuel.

Pontus Hultén

Le Mouvement

Un an plus tard, au mois d’avril 1955, la galerie Denise René consacre à l’art cinétique l’exposition Le Mouvement, lors de laquelle Tinguely montre quatre de ses premiers groupes d’œuvres.

 

Le Mouvement est la première grande exposition sur l’art cinétique. Outre Rotary Demisphere de Marcel Duchamp, de l’année 1925, et deux mobiles d’Alexander Calder, elle présente des œuvres d’art alors contemporaines de Yaacov Agam, Jesús Rafael Soto, Victor Vasarely, Pol Bury, Robert Jacobsen, Richard Mortensen, Robert Breer et Jean Tinguely, ainsi qu’un programme de films abstraits des années 1918 à 1935.

Pour expérimenter le mouvement, tous ces artistes partent d’un langage formel géométrique et abstrait. Le mouvement se manifeste dans leurs œuvres de diverses manières : il est soit seulement optique, soit le résultat d’une mobilité réelle de l’objet. Certaines œuvres requièrent l’intervention des visiteuses et visiteurs, d’autres, comme celles de Tinguely, sont actionnées par des moteurs. Les mobiles de Calder, en revanche, sont seulement mus par les courants d’air. À la galerie Denise René, Tinguely était représenté par plusieurs ensembles d’œuvres : des Méta-Malevichs (reliefs mécaniques), des sculptures indépendantes du type Méta-Herbin, un Volume Virtuel et sa première Machine à dessiner I. L’une des sculptures, la Sculpture méta-mécanique automobile, était posée directement par terre et actionnée avec une manivelle, ce qui non seulement mettait en branle les roues dentées de l’ouvrage, mais permettait à la sculpture de se mouvoir librement dans la galerie.

Roger Bordier sur les œuvres de Tinguely représentés à l'exposition « Le Mouvement »

« Ses tableaux animés sont, après les mobiles de Calder et d’ailleurs dans une toute autre voie, la réalisation la plus importante par rapport au mouvement et à l’œuvre transformable. Ils ouvrent un champ très vaste aux expériences actuelles, et l’on peut dire que Tinguely a bel et bien posé les bases d’un art nouveau adapté à la formule classique du tableau. Ses éléments, ronds et barres, de déplacent souplement, passent les uns devant les autres, créent et recréent sans cesse, grâce notamment à l’utilisation d’un petit moteur électrique spécial, des figures nouvelles. C’est aussi que ces éléments sont entrainés différemment, qu’ils ne tournent pas au même rythme, que la transmission par caoutchouc augmente encore les chances d’irrégularité de la vitesse, etc. (…)

 

Depuis, il s’est encore tourné vers la conquête des trois dimensions, en contraignant ces mêmes reliefs à se dépenser dans tout l’espace. De ce point de vue, sa réalisation à ce jour la plus curieuse est cette „sculpture automobile“ qui se remonte comme un jouet d’enfant et se déplace toute seule, agitant gaiement dans tous les sens et jamais de la même manière (grâce encore à ce refus du mouvement synchrone) ses tiges, cercles, demi-cercles, etc., colorés en jaune, rouge, blanc. Tinguely a, en somme, mis au point une danse mécanique abstraite et c’est une application dont nous n’avons pas fini de parler. »

Jean Tinguely et Yves Klein dans la cour de l’atelier impasse Ronsin avec « Excavatrice de l’espace » et « La Vitesse totale », 1958, photo : Martha Rocher

Jean Tinguely et Yves Klein dans la cour de l’atelier impasse Ronsin avec « Excavatrice de l’espace » et « La Vitesse totale », 1958, photo : Martha Rocher

Jean Tinguely et Yves Klein

En 1955, Tinguely fait la connaissance d’Yves Klein, dont l’exposition Le Vide notamment, à la galerie Iris Clert en 1958, lui fait forte impression. À part une vitrine, Klein avait entièrement vidé et peint en blanc l’intérieur des salles d’exposition. Dès le mois de novembre de cette année-là, Klein et Tinguely exposent des œuvres communes chez Iris Clert. Tinguely avait construit des dispositifs mécaniques sur lesquels tournaient à vive allure des disques peints par Klein dans différentes couleurs. Leur rotation était si rapide que la surface n’était plus perceptible et ne donnait à voir qu’un seul champ de couleur.

Par l’intermédiaire de Klein, Tinguely participe aussi à la décoration du Musiktheater de Gelsenkirchen, dont Klein était responsable avec l’architecte Werner Ruhnau. Les échanges avec Klein, l’intérêt que Tinguely porte à sa recherche de formes exprimant le virtuel et l’immatériel finissent avec le temps par se ressentir aussi dans les œuvres de Tinguely lui-même, ainsi dans les délicates Variations, génératrices de lignes virtuelles.

Yves Klein (1928–1962)

Peintre, sculpteur et performeur, Yves Klein est particulièrement connu pour ses toiles monochromes, souvent dans un bleu outremer intense et lumineux. Klein a grandi à Paris et Nice. En dehors de son activité artistique, il a pratiqué le judo avec succès.

 

Après plusieurs séjours à l’étranger, notamment en Grande-Bretagne, en Espagne et au Japon, il s’installe à Paris en 1955. Là, il fait très tôt la connaissance du critique d’art Pierre Restany. Le bleu spécial que Klein utilise, et qu’il obtient en mêlant le pigment à un liant, est breveté par l’artiste en 1960 sous l’appellation « International Klein Blue » (I.K.B.). À partir de 1957, il crée ses anthropométries, qui consistent en des empreintes de corps féminins, et réalisées pour certaines lors de happenings avec mise en scène et musique, où des femmes étaient enduites de couleur bleue avant de se plaquer sur le papier.

 

Klein avait comme but autoproclamé d’atteindre à une « sensibilité immatérielle ». Il fait ainsi sensation avec une exposition comme Le Vide. La spécialisation de la sensibilité à lʼétat de matière première en sensibilité picturale stabilisée à la galerie Iris Clert (1958) ou son travail Le saut dans le vide (1960). Il expérimente avec les éléments comme le feu, l’eau et l’air. Ses Cosmogonies en relèvent elles aussi et ont été réalisées sous l’influence du vent et de la pluie, de même que ses peintures de feu.

 

Klein était membre des Nouveaux Réalistes qui s’étaient constitués en 1960 ; il appartenait à un réseau étroit d’artistes européens, parmi lesquels se trouvaient aussi les artistes ZERO tout comme l’artiste italien Piero Manzoni. Entre 1958 et 1959, Klein est chargé de la décoration artistique du Musiktheater de Gelsenkirchen, construit par l’architecte Werner Ruhnau. Il réalise là-bas de monumentaux reliefs-éponges bleus. Klein décède d’un infarctus en 1962.

Méta-Matics
1959

Jean Tinguely devant « Méta-Matic No. 9, Scorpion », 1959, photo : Hansjörg Stoecklin

Do It Yourself

En 1959, Tinguely invente ses machines à dessiner, les Méta-Matics. Le carton d’invitation à l’exposition à la galerie Iris Clert est en soi déjà une incitation directe à produire soi-même des œuvres d’art. Avant l’exposition, Tinguely avait déposé un brevet pour ces machines interactives, par lesquelles l’artiste interroge le rapport classique entre celui qui crée, l’œuvre créée et ceux qui la contemplent.

Tinguely a créé le « Prix Iris Clert », assorti d’une somme de 50 000 francs et décerné par un jury renommé – Hans Arp, Pierre Restany et Yves Klein – pour le meilleur dessin Méta-Matic. Pour 3 francs environ, on pouvait acheter un jeton qui permettait de mettre la machine en marche. En distribuant des dépliants dans les cafés et les bars, Tinguely avait fait tellement de publicité pour l’exposition qu’elle attira beaucoup de monde : quelque 4 000 dessins produits par les machines lui valurent ainsi un beau succès, également financier. Même Marcel Duchamp, le modèle de Tinguely, s’essaya aux Méta-Matics.

Jean Arp à l’exposition « les Méta-Matics de Tinguely : les sculptures qui peignent », Galerie Iris Clert, Paris, 1959, photo : Hansjörg Stoecklin

Jean Arp à l’exposition « les Méta-Matics de Tinguely : les sculptures qui peignent », Galerie Iris Clert, Paris, 1959, photo : Hansjörg Stoecklin

Biennale de Paris

En octobre 1959, au vernissage de la première Biennale de Paris au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Tinguely présente la Méta-Matic No. 17, une machine à dessiner mobile, actionnée par un moteur à essence. Non seulement la machine se mouvait librement dans l’espace extérieur tout en produisant des dessins, mais elle répandait aussi des senteurs de muguet et soufflait dans un gros ballon jusqu’à le faire exploser. Au moyen d’une Méta-Matic mobile, de la publicité pour l’exposition avait été faite dans les bars parisiens. Méta-Matic No. 17 fit sensation et marque l’apogée d’une remarquable phase d’évolution aux débuts de l’artiste.

Pontus Hultén et Jean Tinguely à la Galerie Samlaren à Stockholm, 1955, photo : Hans Nordenström

Pontus Hultén et Jean Tinguely à la Galerie Samlaren à Stockholm, 1955, photo : Hans Nordenström

Tinguely l’animal social

Tinguely doit aussi la rapidité de son succès à sa capacité à établir des contacts. Il a véritablement le sens du réseau. Dès 1954, dans le cadre de l’exposition à la galerie Arnaud, il se lie d’amitié avec le critique d’art suédois Pontus Hultén. Rapidement, il tisse aussi des contacts internationaux. En 1954, il expose à Milan et l’année suivante dans une galerie de Stockholm. En 1956, Tinguely et Eva Aeppli font la connaissance de Niki de Saint Phalle et de son époux Harry Mathews, qui après une visite à l’atelier de Tinguely lui achètent un relief. En 1958, les contacts s’intensifient avec Yves Klein, le critique d’art Pierre Restany et la galeriste parisienne Iris Clert, laquelle expose dans sa galerie l’installation de Tinguely Mes étoiles – Concert pour sept peintures.

Par l’intermédiaire de Klein, Tinguely rencontre aussi la scène artistique de Düsseldorf, où il expose en 1959, à la galerie Schmela. Par la suite, Tinguely est lié aux artistes de ZERO, notamment Heinz Mack, Otto Piene et Günther Uecker, mais aussi les protagonistes de Fluxus, John Cage et Nam June Paik. Tinguely inspire les premiers à motoriser leurs œuvres eux aussi. À cette époque déjà, le réseau européen de Tinguely est très étendu : en 1959, il expose à la Kaplan Gallery à Londres et participe à l’exposition collective Motion in Vision/Vision in Motion à Anvers, dont il est également commissaire adjoint.

Pontus Hultén (1924−2006)

Pontus Hultén est né en 1924 à Stockholm. Après une année d’étude d’art à Copenhague, il poursuit à l’université de Stockholm, où il étudie de 1945 à 1951 l’histoire de l’art et l’ethnographie.

 

Par la suite, il travaille d’abord pour des musées et expositions en Suède et à Paris ; il produit aussi différents films. En 1959, Hultén devient directeur du Moderna Museet qui vient d’être fondé à Stockholm et où il travaille jusqu’en 1973. Il est ensuite directeur-fondateur de nombreux musées et institutions de renom, comme le Musée national d’art moderne, le Centre Georges Pompidou (1973–1981), le MOCA Los Angeles (1981–1982), l’Institut des Hautes Études en Arts Plastiques à Paris (1983–1992), le Palazzo Grassi à Venise (1985–1990), la Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland à Bonn (1990–1994), le Musée Jean Tinguely à Bâle (1995–1997).

 

Hultén a été commissaire d’expositions visionnaires au XXe siècle ; il a participé à l’organisation des projets Le Mouvement (galerie Denise René, Paris, 1955), et Bewogen Beweging (Stedelijk Museum, Amsterdam ; Moderna Museet, Stockholm ; Louisiana, Danemark, 1961–1962). Il a monté entre autres les expositions HON – en katedral (Moderna Museet, Stockholm, 1966), The Machine as seen at the end oft he Mechanical Age (MoMA, New York, 1968) ou Futorismo e futurismi (Palazzo Grassi, Venise, 1986). Avec Jean Clair, Hultén a réalisé la première rétrospective Marcel Duchamp qui a marqué l’ouverture du Centre Pompidou en 1977.

 

Hultén a ouvert le musée à des formes d’exposition expérimentales, en y intégrant des lectures, projections de films et concerts. Il était en contact étroit avec quantité d’artistes dont il a d’emblée encouragé la carrière. Lui-même possédait une importante collection d’art qu’il a léguée un an avant sa mort au Moderna Museet. Les archives de Hultén concernant Jean Tinguely se trouvent aujourd’hui dans les archives du Musée Tinguely à Bâle.

Le tournant
de 1960 :
l’art autodestructeur

« Homage to New York », 1960

Für Statik

Tinguely organise ses premiers happenings et actions dès 1959 : à Düsseldorf, il a soi-disant jeté au-dessus de la ville 150 000 prospectus de son manifeste Pour la statique depuis un petit avion de tourisme. Certes cette action s’est fait connaître par les photographies de Charles Wilp, mais il n’a jamais été élucidé jusqu’à aujourd’hui si le « largage » a bel et bien eu lieu.

Jean Tinguely, « Für Statik » (Pour la statique), tract, mars 1959, Musée Tinguely, Bâle

Jean Tinguely, « Für Statik » (Pour la statique), tract, mars 1959, Musée Tinguely, Bâle

Jean Tinguely dans un avion avec le manifeste « Für Statik » (Pour une statique enfin stable), Düsseldorf, 1959, photo : Charles Wilp

Jean Tinguely dans un avion avec le manifeste « Für Statik » (Pour une statique enfin stable), Düsseldorf, 1959, photo : Charles Wilp

« Art, Machines, and Motion: A Lecture by Jean Tinguely », Institute of Contemporary Arts, London, 12.11.1959, photo : John Cox

« Art, Machines, and Motion: A Lecture by Jean Tinguely », Institute of Contemporary Arts, London, 12.11.1959, photo : John Cox

ICA

Au mois de novembre, Tinguely est convié par l’Institute of Contemporary Arts de Londres à la conférence « Art, Machines, and Motion ». La soirée consiste en plusieurs parties, dont la démonstration d’une machine à dessiner aux allures de vélo qui, actionnée par deux cyclistes, produit des quantités invraisemblables de papier qui enfouissent le public.

Homage to New York

Mais c’est l’action éphémère Homage to New York, mise en scène par Tinguely le 17 mars 1960 dans le jardin des sculptures du Museum of Modern Art, qui marque un tournant dans l’évolution de l’artiste. Il s’agit là d’une manière générale de la toute première œuvre d’art autodestructrice. La machine était composée de divers éléments que Tinguely avait rassemblés sur les décharges et chez les brocanteurs du New Jersey : moteurs, ballon-sonde, tubes en acier, plusieurs morceaux de vélos, un piano, une radio et bien d’autres choses encore. Même l’artiste Robert Rauschenberg apporte sa contribution sous forme d’une petite sculpture. Au cours de cette action, la monumentale machine Homage to New York devait se détruire d’elle-même devant les personnes conviées.

Quasiment rien ne se déroula comme prévu, ce qui ne perturba pas vraiment Tinguely. Parmi les quelque 200 spectateur.trices se trouvaient des artistes comme Robert Breer, Robert Rauschenberg, John Cage, Barnett Newman, Adja Yunkers, Philip Guston et Mark Rothko, mais aussi d’importants collectionneur.ses comme Walter Arensberg ou John D. Rockefeller III. Aussitôt, l’œuvre valut à Tinguely une formidable réputation aux États-Unis et une place assurée dans l’histoire de l’art.

This instensive life of this machine is the cause of autodistruction

Jean Tinguely

Surtout c’était un numéro que j’ai fait devant le monde culturel à New York. Cette machine, elle était là, sans que ces autorités culturelles puissent en quelque sorte l’absorber, la muséifier, la mettre dans un cadre, la conserver. C’était une splendide œuvre d’art. Elle avait disparu, elle avait retourné, elle n’avait aucun sens, elle est devenue de l’esprit pur, elle était réellement purifiée, elle n’était pas en quelque sorte commerciale. … Je n’étais pas du tout à la recherche d’une stabilité, du tout, alors là. C’était l’instabilité totale dans la disparition et dans la fumée, dans le retour aux poubelles.

Jean Tinguely

« Le Transport de Jean Tinguely », depuis son atelier impasse Ronsin à la Galerie des Quatre Saisons, Paris, 13.05.1960, photo : Christer Strömholm

« Le Transport de Jean Tinguely », depuis son atelier impasse Ronsin à la Galerie des Quatre Saisons, Paris, 13.05.1960, photo : Christer Strömholm

Le Transport

Suite à son voyage aux États-Unis, Tinguely entame une nouvelle phase de création : les reliefs cinétiques et les Méta-Matics font désormais place à des machines souvent bruyantes, faites de ferraille et de rebuts métalliques grossièrement soudés, et qu’il renonce même à peindre. À son retour de New York se tient à la Galerie des 4 Saisons, à Paris, l’exposition L’art fonctionnel de Tinguely. Pour transporter les œuvres de son atelier jusqu’à la galerie, Tinguely organise avec des amis Le Transport, autrement dit un convoi qui devient lui-même happening.

Une fin du monde

Dans les deux années suivantes, Tinguely met en scène d’autres actions de destruction, qui peuvent être interprétées comme une mise en garde face à la forte technicisation de la société, mais aussi comme un détachement entre l’œuvre d’art et la matière, ou encore comme une critique à l’encontre de la fonction conservatrice de l’institution muséale.

No. 1

L’installation autodestructrice Étude pour une fin du monde No. 1 a eu lieu lors de l’inauguration d’une exposition en 1961 au Louisiana Museum, au Danemark.

L’action commençait par l’envol d’une colombe de la paix intégrée dans une machine, comme le symbole d’un monde voué au déclin avant sa destruction, puis venaient ensuite en roulant une voiture de poupées, une sirène tonitruante, un cheval à bascule se balançant, le tir sur une poupée ressemblant au cosmonaute russe Youri Gagarine et l’allumage de fusées volant et pétaradant. Pour finir, le drapeau français accroché à un parachute descendait sur terre et Tinguely le réceptionnait avec élégance sous les applaudissements du public danois.

No. 2

Le 21 mars 1962, pour la chaîne de télévision NBC, Tinguely met en scène dans le désert du Nevada l’action destructrice Study for an End of the World No. 2. L’équipe de la NBC filme alors Tinguely et Niki de Saint Phalle récupérant les matériaux, réalisant la construction et organisant le convoi jusqu’au lieu de la performance, à 35 kilomètres au sud de Las Vegas, dans un lac salé asséché. Cette action, d’une trentaine de minutes environ, consistait en plusieurs feux d’artifice et 100 bâtons de dynamite, mais là encore, les choses ne se passèrent pas complètement comme prévu. L’allumage à distance ne fonctionna que partiellement et Tinguely dut déclencher lui-même à la main certaines détonations. Ces études de Tinguely sur la fin du monde sont à replacer dans le contexte historique de la Guerre froide et des menaces de guerre atomique.

Changements des anées 1960

Tinguely connaît un nouveau succès artistique avec la première exposition personnelle que lui consacre en 1960 la Haus Lange à Krefeld. Le 27 octobre de la même année, Tinguely signe avec Klein, six autres artistes et le critique d’art Pierre Restany le manifeste des Nouveaux Réalistes. Pour les 10 ans des Nouveaux Réalistes en 1970, Tinguely effectue sa dernière grande action destructrice, La Vittoria, devant la cathédrale de Milan : un phallus en carton-pâte d’une dizaine de mètres de hauteur crache des feux d’artifice avant de se consumer.

 

L’année 1960 marque également des changements personnels : Eva Aeppli se sépare de Tinguely et c’est Niki de Saint Phalle qui emménage impasse Ronsin. Eva Aeppli continuera quand même de compter, aussi bien pour Tinguely que pour Niki de Saint Phalle.

Jean Tinguely, destruction de « La Vittoria », Piazza del Duomo, Mailand, 27.11.1970, photo : Leonardo Bezzola

Jean Tinguely, destruction de « La Vittoria », Piazza del Duomo, Mailand, 27.11.1970, photo : Leonardo Bezzola

Les Nouveaux Réalistes

Le 27 octobre 1960, le critique d’art français Pierre Restany persuade un ensemble d’artistes, qui s’étaient réunis chez Yves Klein, de former un groupe d’avant-garde sous l’appellation commune de « Nouveau Réalisme ». Le manifeste est conçu par Yves Klein dans les couleurs bleu, rose et or. Les signataires en sont Arman, François Dufrêne, Raymond Hains, Yves Klein, Martial Raysse, Daniel Spoerri, Jean Tinguely et Jacques Villeglé, rejoints plus tard par César, Christo, Gérard Deschamps, Mimmo Rotella et Niki de Saint Phalle. La pratique artistique des Nouveaux Réalistes était très variée ; ce qui les réunissait était l’utilisation dans leurs œuvres d’art de matériaux ordinaires récupérés. Il pouvait s’agir d’affiches déchirées, comme chez les Affichistes (Dufrêne, Hains, Villeglé), ou d’objets trouvés, comme dans les collages et assemblages d’Arman, Spoerri, Niki de Saint Phalle et Tinguely. Leur slogan : « Nouveau Réalisme = Nouvelle approche perceptive du réel ». En se démarquant de l’art abstrait, ces artistes entendaient se rapprocher à nouveau de la réalité quotidienne et mêler l’art à la vie pour en faire un tout. Leurs fameuses « actions-spectacles » voulaient ainsi susciter une implication directe et spontanée du public. Ce mouvement néo-avantgardiste se termina en 1970 à Milan alors qu’il fêtait ses 10 ans d’existence.

Eva Aeppli et Niki de Saint Phalle, Paris, 1962, photo : Vera Mercer © Vera Mercer/courtesy °CLAIR Galerie

Eva Aeppli et Niki de Saint Phalle, Paris, 1962, photo : Vera Mercer © Vera Mercer/courtesy °CLAIR Galerie

Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely dans la cours de l’atelier impasse Ronsin, 1962, photo : Vera Mercer © Vera Mercer/courtesy °CLAIR Galerie

Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely dans la cours de l’atelier impasse Ronsin, 1962, photo : Vera Mercer © Vera Mercer/courtesy °CLAIR Galerie

Sculptures
peintes en noir
à partir du milieu des années 1960

Jean Tinguely pendant la construction de « Heureka » à Lausanne, 1964, photo : Monique Jacot

Expo 64

C’est avec sa sculpture Heureka, créée à l’hiver 1963-1964 pour l’Expo nationale de Lausanne, que Tinguely perce en Suisse. Il avait été chargé d’ériger une tour de contrôle dans la section du département militaire de l’exposition et avait peint sa gigantesque machine tout en noir.

Pour Heureka, Tinguely s’est inspiré du constructiviste russe Vladimir Tatline. Cette machine de Tinguely est alors sa plus grande et sa plus coûteuse ; elle est composée principalement de matériaux neufs et de qualité. Aujourd’hui, elle se trouve à Zurich, au Zürichhorn.

À cette époque, tout bouge plus que jamais – absolument et totalement. Je veux dire que le mouvement est vraiment quelque chose que nous ressentons maintenant d’une manière générale, par la machine, par ce que notre temps à de machinal.

Jean Tinguely

Exposition chez Gimpel & Hanover Galerie Zürich, 1966, photo : Hans Emil Staub

Exposition chez Gimpel & Hanover Galerie Zürich, 1966, photo : Hans Emil Staub

Sculptures peintes en noir

Heureka est devenue l’emblème de l’exposition nationale suisse et marque un nouveau début dans l’œuvre de l’artiste. Les travaux peints en noir donnent davantage une impression d’unité ; l’assemblage est moins perceptible et l’on prend plus conscience des différents mouvements qu’accomplit la machine. Tinguely a repris des éléments d’Heureka, les Chars, pour les développer et en faire une série de sculptures à part. Ces Chars, dont les mouvements martiaux évoquent des véhicules de combat, font face à un autre groupe de sculptures peintes en noir, datant de la deuxième moitié des années 1960 : par leurs mouvements de balancier faisant fi de la gravité, les Bascules évoquent des acrobates ou des trapézistes se déplaçant avec élégance dans les airs.

Dans la série des œuvres en noir, on compte également l’imposante machine Hannibal II, acquise en 1968 par l’Office des transports de Bâle grâce à des dons et exposée pendant de longues années dans ses locaux de Schifflände.

L’Exposition universelle à Montréal

À l’Exposition universelle de 1967 à Montréal, Tinguely apporte deux contributions : le relief mural, lui aussi tout en noir, Requiem pour une feuille morte pour le Pavillon suisse et, conjointement avec Niki de Saint Phalle, le jardin de sculptures Le Paradis fantastique pour le Pavillon français.

Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, « Paradis fantastique », Montréal, 1967, photo : Harry Shunk et János Kender

Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, « Paradis fantastique », Montréal, 1967, photo : Harry Shunk et János Kender

Jean et moi-même avons suggéré de couvrir l’ensemble du toit d’une série de sculptures monumentales figurant une lutte joyeuse entre les créations masculines noires de Jean et les miennes avec leurs formes éminemment féminines et multicolores. Un jeu … sans vainqueurs ni vaincus.

Niki de Saint Phalle

Jean Tinguely, « Chaos No. 1 à Columbus (Indiana) », 1973, 35 x 50,6 cm, sérigraphie, Musée Tinguely, Bâle

Jean Tinguely, « Chaos No. 1 à Columbus (Indiana) », 1973, 35 x 50,6 cm, sérigraphie, Musée Tinguely, Bâle

Chaos No. 1

Une autre énorme sculpture noire, une œuvre de commande, voit le jour en 1973 à Columbus, Indiana : Chaos No. 1 est financé par la société Cummins Inc. pour le centre commercial The Commons. Pour ce faire, Tinguely est assisté de Seppi Imhof et de Bernhard Luginbühl, accompagné de son épouse, qui apportent leur soutien technique. La structure pèse 2 700 kilos ; elle comprend quantité de roues et de moteurs, ainsi qu’un circuit sans cesse alimenté en boules métalliques par un tapis roulant, et une foreuse qui pointe en hauteur de façon marquante. Chaos No. 1 ne sera achevé qu’en 1974.

Soisy-sur-École et Neyruz

À partir de 1969, Tinguely va et vient entre la France et la Suisse : à Soisy-sur-École, il partage une ancienne auberge avec Niki de Saint Phalle, mais il habite aussi par moments près de Fribourg, à Neyruz. En 1973 naît Milan Gygax, le fils de Jean Tinguely et Micheline Gygax, sa nouvelle compagne.

 

Les projets communs des années 1960 et 1970

Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely devant « HON », Moderna Museet, Stockholm, 1966, photo : Hans Hammarskiöld, © Hans Hammarskiöld Heritage

J’ai toujours essayé de travailler avec d’autres artistes, déjà rien que pour me dépasser moi-même. Parce que parfois, on est coincé dans soi-même ; je suis comme condamné à être moi, je sens que je ne peux rien faire d’autre que ce que je fais.

Jean Tinguely

Daniel Spoerri et Jean Tinguely, Paris, 1962, photo : Vera Mercer © Vera Mercer/courtesy °CLAIR Galerie

Daniel Spoerri et Jean Tinguely, Paris, 1962, photo : Vera Mercer © Vera Mercer/courtesy °CLAIR Galerie

Daniel Spoerri et Jean Tinguely, Paris, 1962, photo : Vera Mercer © Vera Mercer/courtesy °CLAIR Galerie

Daniel Spoerri et Jean Tinguely, Paris, 1962, photo : Vera Mercer © Vera Mercer/courtesy °CLAIR Galerie

Bewogen Beweging

Dans l’intensité des échanges avec d’autres artistes, Tinguely trouve un épanouissement particulier. De plus en plus, lors d’expositions collectives sur l’art cinétique, il contribue en qualité de commissaire, comme cela avait été déjà le cas en 1959 pour l’exposition Motion in Vision/Vision in Motion au Hessenhuis à Anvers. Pour la grande exposition itinérante sur le thème de l’art cinétique, inaugurée en 1961 au Stedelijk d’Amsterdam sous le titre Bewogen Beweging, Tinguely occupe non seulement une position artistique centrale mais aussi celle de commissaire aux côtés de Daniel Spoerri et Pontus Hultén.

Installation de l’exposition « Bewogen Beweging », Stedelijk Museum, Amsterdam, 1961, photo: inconnu

Installation de l’exposition « Bewogen Beweging », Stedelijk Museum, Amsterdam, 1961, photo : inconnu

Les artistes de l’exposition « Dylaby »: Per Olof Ultvedt, Robert Rauschenberg, Martial Raysse, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Stockholm, 1962, photo : Christer Strömholm

Les artistes de l’exposition « Dylaby »: Per Olof Ultvedt, Robert Rauschenberg, Martial Raysse, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Stockholm, 1962, photo : Christer Strömholm

Exposition « Dylaby », la salle aux ballons de Jean Tinguely, Stedelijk Museum, Amsterdam, 1962, photo : Christer Strömholm

Exposition « Dylaby », la salle aux ballons de Jean Tinguely, Stedelijk Museum, Amsterdam, 1962, photo : Christer Strömholm

Dylaby

Dylaby – le labyrinthe dynamique – suit en 1962, également au Stedelijk : il s’agit en l’occurrence d’une installation interactive d’un nouveau genre, dont Tinguely est encore une fois commissaire associé et qu’il monte en l’espace de trois semaines avec des artistes choisis par lui-même : Niki de Saint Phalle, Per Olof Ultvedt, Robert Rauschenberg, Daniel Spoerri et Martial Raysse. Ce parcours évoquant une sorte de kermesse se composait de différentes étapes offrant chacune des expériences de tout type, optique, physique, acoustique et psychique.

Le public pouvait tirer sur un relief avec des sachets remplis de peinture, avancer à tâtons dans un espace sombre plein d’objets ou danser le twist à côté d’un bassin gonflable. On traversait également un espace inversant la gravité conçu par Spoerri et un autre, entièrement garni de ballons gonflables par Tinguely. Il fallait aussi surmonter plusieurs obstacles. Les contributions de Tinguely à Dylaby étaient en outre une sculpture-radio et le Baluba Homage à Anton Müller.

Niki de Saint Phalle (1930−2002)

Niki de Saint Phalle, de père français et de mère américaine, a grandi principalement aux États-Unis. Une fois sa scolarité terminée, elle travaille d’abord comme modèle photo. À 18 ans, elle fugue avec Harry Mathews et l’épouse. En 1952, elle s’installe à Paris avec ce dernier, avec qui elle aura deux enfants. L’année suivante voient le jour ses premières toiles dans lesquelles elle intègre de plus en plus d’objets quotidiens.

 

En 1956, Niki de Saint Phalle et son mari font la connaissance du couple Aeppli-Tinguely. Après son divorce avec Mathews, Niki de Saint Phalle emménage en 1960 dans l’atelier de Tinguely, impasse Ronsin. Les deux vivent désormais en couple, même s’ils ne se marient qu’en 1971.

 

Dans les cercles artistiques, Niki de Saint Phalle fait sensation à partir de 1961 avec ses tableaux Tirs : lors de performances, menées parfois publiquement, l’artiste met habilement en scène des tirs à la carabine sur des reliefs en plâtre qu’elle a elle-même réalisés en y plaçant des objets trouvés et des poches de peinture.

 

À partir de 1963, Niki de Saint Phalle habite avec Tinguely à Soisy-sur-École, près de Fontainebleau, et conçoit à cette époque notamment des personnages féminins et des reliefs avec des monstres, sous forme d’assemblages en carton-pâte sur lesquels sont souvent collés des bouts de laine. Elle-même décrit ses premières Nanas, en laine et en tissu, comme le symbole d’une féminité enjouée et libérée, avant qu’elles ne deviennent les messagères d’une nouvelle ère matriarcale.

En 1967 a lieu sa première rétrospective au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Cette année-là, elle commence à fabriquer ses personnages en polyester, ce qui lui vaudra par la suite de graves problèmes respiratoires du fait des poussières et vapeurs de solvants inhalées.

 

Niki de Saint Phalle et Tinguely travaillent conjointement à d’importants projets, impliquant également de nombreux autres artistes, comme Dylaby, Hon et Le Cyclop, mais aussi à quantité de réalisations communes. Pour l’Exposition universelle de 1967 à Montréal, ils créent à la demande de l’État français Le Paradis fantastique ; en 1983, la Fontaine Stravinsky est inaugurée à Paris. Tinguely contribue également à des projets de Niki de Saint Phalle comme le Jardin des Tarots, Le Golem ou Le Dragon, pour lesquels il réalise la structure technique et l’aide au montage. Niki de Saint Phalle avait commencé le Jardin des Tarots dès 1979 : avec ses différentes œuvres d’art dans lesquelles on peut déambuler et ses assortiments de sculptures, ce jardin constitue un point culminant dans la carrière de l’artiste. Elle y travaillera 15 ans avant de l’inaugurer.

 

Niki de Saint Phalle souffre périodiquement de maladies pulmonaires et de rhumatismes. En 2002, âgée de 71 ans, elle décède en Californie.

Hon

Emballé par Dylaby, Pontus Hultén entendait monter cette exposition au Moderna Museet, mais le projet ne se réalisa qu’en 1966 sous une autre forme : Tinguely, Niki de Saint Phalle et Per Olof Ultvedt conçurent à Stockholm Hon – en katedral (Elle – une cathédrale). L’exposition consistait en un gigantesque personnage féminin de 28 mètres de long, dans le style des Nanas de Niki de Saint Phalle

On pouvait pénétrer dans Hon par le vagin et trouvait à l’intérieur un bar à lait, une galerie d’art falsifié, une machine à détruire des bouteilles, un toboggan et un point panoramique. On y voyait et entendait là aussi des sculptures-radios de Tinguely.

 

Dans la cantine du musée, le groupe d’artistes rencontra le Suisse Rico Weber qui parlait aussi bien le suisse alémanique que le suédois. Il fut donc engagé pour participer à la construction de la sculpture monumentale et resta par la suite l’assistant de Tinguely et Niki de Saint Phalle.

Construction de « HON », Moderna Museet, Stockholm, 1966, photo : Hans Hammarskiöld, © Hans Hammarskiöld Heritage

Construction de « HON », Moderna Museet, Stockholm, 1966, photo : Hans Hammarskiöld, © Hans Hammarskiöld Heritage

Jean Tinguely et Claude Parent, « Lunatour − Labyrinthe dynamique » (détail), 1964, dessin, 83 x 269 cm, Musée Tinguely, Bâle

Jean Tinguely et Claude Parent, « Lunatour − Labyrinthe dynamique » (détail), 1964, dessin, 83 x 269 cm, Musée Tinguely, Bâle

Jean Tinguely et Bernhard Luginbühl, projet « Kulturstation − Gigantoleum », 1968, sérigraphie, stylo-feutre et stylo à bille, Musée Tinguely, Bâle

Jean Tinguely et Bernhard Luginbühl, projet « Kulturstation − Gigantoleum », 1968, sérigraphie, stylo-feutre et stylo à bille, Musée Tinguely, Bâle

Stations culturelles

À partir de 1960, Tinguely poursuit des projets qui associent la sculpture et l’architecture, tout en offrant le plaisir du divertissement. Mais ni le Lunatour – Labyrinthe dynamique, conçu avec Claude Parent pour atteindre 110 mètres de hauteur, ni le Gigantoleum (1968) imaginé avec Bernhard Luginbühl ne verront le jour. En 1970, Tinguely peut enfin réaliser ce qu’il appelle une « station culturelle » et pour laquelle le couple De Menil met à sa disposition un morceau de forêt à Milly-la-Forêt. L’été, pour ce projet d’envergure intitulé Le Cyclop, Tinguely engage comme assistant Seppi Imhof, ferronnier de formation. Le travail sur cette sculpture, une tête monumentale de 22 mètres de haut dans laquelle on peut déambuler, commence en 1971 et implique plusieurs artistes.

Le Cyclop est aussi une sculpture de l’amitié qui montre à quel point les liens personnels sont importants dans le travail de Tinguely et sa collaboration avec ses ami.es. C’est Niki de Saint Phalle qui a conçu le visage à un œil et recouvert de miroirs, dont part une très longue langue par laquelle de l’eau coule dans un bassin (initialement, elle aurait dû servir de toboggan). Tinguely a construit pour sa part un gigantesque circuit à billes et une Méta-Harmonie génératrice de sons. Ce « monstre dans la forêt » est pourvu entre autres d’un wagon d’Eva Aeppli évoquant la déportation par les nazis, d’une Compression de César, d’un flipper de Bernhard Luginbühl, d’une pièce de Daniel Spoerri tournée à 90°, ainsi que d’œuvres d’Arman, Jesús Rafael Soto, Larry Rivers et autres. En Hommage à Yves Klein, un bassin à eau miroitant se trouve au faîte de la construction. Celle-ci est équipée d’une cuisine rudimentaire et de possibilités de couchage qui permettaient aux artistes d’habiter dans Le Cyclop.

 

Conçu comme une œuvre d’art totale et financé par Tinguely lui-même, le projet collaboratif du Cyclop ne fut achevé qu’en 1991, après sa mort.

Crocrodrome

Pour l’inauguration du Centre Georges Pompidou à Paris, en 1977, Pontus Hultén invite Jean Tinguely et Bernhard Luginbühl à concevoir une grande sculpture. C’est ainsi que voit le jour le Crocrodrome, avec la collaboration de Daniel Spoerri et Niki de Saint Phalle. Tinguely réalise le corps de la bête en garnissant son « dos » de barres métalliques pour former les pics, de rouages ainsi que d’un circuit à billes et d’une inscription lumineuse.

 

Les machines musicales et rouages
à partir de 1978

Vue de « Méta-Harmonie I » (détail) avec visiteurs, Hammerausstellung, Galerie Felix Handschin, Bâle, 1978, photo : Leonardo Bezzola

Hammerausstellung

Avec d’autres artistes, Tinguely participe à l’automne 1978 à la « Hammerausstellung » de Felix Handschin dans une usine désaffectée de Bâle. Pour cette exposition, il crée délibérément une œuvre spectaculaire et c’est ainsi que voit le jour sa première Méta-Harmonie. Les Méta-Harmonies sont des rouages actionnés par des moteurs et pourvus d’instruments de musique, de percussions notamment. Une fois en branle, ces machines donnent un véritable brouhaha mais offrent aussi une expérience visuelle et théâtrale.

Jean Tinguely, installation de « Méta-Harmonie I », Hammerausstellung, Galerie Felix Handschin, Bâle, 1978, photo : Leonardo Bezzola

Jean Tinguely, installation de « Méta-Harmonie I », Hammerausstellung, Galerie Felix Handschin, Bâle, 1978, photo : Leonardo Bezzola

« Méta-Harmonie I », Hammerausstellung, Galerie Felix Handschin, Bâle, 1978

« Méta-Harmonie I », Hammerausstellung, Galerie Felix Handschin, Bâle, 1978

Mes machines ne font pas de la musique, mes machines utilisent des sons, je joue avec les sons, je construis parfois des machines de mixage acoustique qui mélangent les sons, je les laisse vivre leur vie, je les libère.

Jean Tinguely

Méta

Le préfixe « méta » est très fréquemment employé par Tinguely dans les titres de ses œuvres, notamment entre 1954 et 1959. Il apparaît d’abord dans le terme Méta-Mecanique que Tinguely développe par la suite avec le critique d’art Pontus Hultén. Plus tard, ce préfixe grec n’est plus utilisé qu’ici ou là. En association avec des substantifs, il signifie que quelque chose se situe à un niveau au-delà. Cette pensée est essentielle dans le néologisme de Hultén, dans la mesure où les ensembles « méta » de l’œuvre des débuts sont globalement des machines qui sont elles-mêmes une réflexion sur la genèse artistique. Cet aspect est particulièrement pertinent dans les machines à dessiner Méta-Matics. Les propos de Tinguely laissent transparaître qu’il a réinterprété et déplacé cette signification à sa façon : « Ce qui se passe, c’est l’utilisation fonctionnelle exacte et sérieuse du hasard. D’où le mot méta. D’où l’idée de mêler le hasard – la production du hasard. » Méta signifie donc pour lui plutôt quelque chose d’inexact et dicté par le hasard. « Méta est bien sûr le mot qui veut dire à côté, par-dessus, tout en dessous, etc., inexact donc ; c’est le contraire d’une – on dit aussi métascientifique et métaphysique, qui n’est pas clairement explicable, et c’est comme ça – Méta-Harmonie veut dire en fait automatique, c’est une disharmonie organisée éventuellement. » (Tinguely, 1988)

Son

Tôt déjà, Jean Tinguely fabrique des œuvres cinétiques qui génèrent des sons, ainsi ses Reliefs méta-mécaniques sonores I et II créés en 1955. Dans ces reliefs, Tinguely introduit des fils métalliques, vis et autres objets en métal qui percutent des matériaux de récupération tels que bouteilles, bocaux, un entonnoir en fer ou une scie. « Le bruit fait partie de la machine et j’essaie de l’intégrer dans la conception d’ensemble, au même titre que la forme plastique », confie Tinguely. En 1958 voit le jour l’œuvre Mes étoiles – Concert pour sept peintures, composée de sept reliefs qui peuvent être actionnés par des boutons depuis un tableau de commande pour donner des sons.

À plusieurs reprises, Tinguely intègre aussi des instruments dans ses sculptures. L’œuvre Zyclograveur (1960) comprend ainsi un tambour et des cymbales, et celle autodestructrice intitulée Homage to New York (1960) renferme entre autres un piano qui joue mécaniquement pendant l’action.

C’est au début des années 1960 que naît aussi sa série des Sculptures-radios : un moteur met en branle les sculptures mécaniques, faisant tourner le bouton des fréquences dans un sens et dans l’autre. Le changement permanent d’émissions produit un patchwork sonore aléatoire et cacophonique, mais mélodieux malgré tout. Le travail de Tinguely sur le son trouve son apogée à la fin des années 1970 dans les Méta-Harmonies.

Jean Tinguely, Städel, Francfort-sur-le-Main, 1979, photo : Leonardo Bezzola

Jean Tinguely, Städel, Francfort-sur-le-Main, 1979, photo : Leonardo Bezzola

Städel

En 1979, le musée Städel de Francfort-sur-le-Main expose des œuvres de Tinguely et de son ami Bernhard Luginbühl. Pour cette exposition, l’artiste déjà très occupé doit construire une deuxième Méta-Harmonie, la première ayant été vendue dans l’intervalle aux collectionneur.ses Peter et Irene Ludwig. Toujours pour l’exposition à Francfort, il réalise la sculpture roulante Klamauk, soit un tracteur monté d’un ensemble de rouages, de nombreux instruments à percussion (cymbales, sonnailles et barils en métal) et d’un feu d’artifice qui produisent, pendant que le tracteur se déplace, un spectacle tonitruant.

Une Méta-Harmonie pour le Japon

Trois autres Méta-Harmonies suivent dans les années 1980. Vers 1980, Tinguely installe de façon définitive une Méta-Harmonie dans sa monumentale sculpture Le Cyclop. Dans le cadre d’une œuvre de commande pour les grands magasins Seibu à Tokyo, il construit en 1984 Pandämonium No. 1 – Méta-Harmonie 3, laquelle prend un tour nettement plus important et revêt de surcroît un caractère morbide du fait des crânes utilisés.

Méta-Harmonie IV

Au printemps 1985, l’artiste peut utiliser comme atelier une usine désaffectée de la fonderie Von Roll AG à Olten où sont entreposés quantité de modèles en bois hors d’usage. Tinguely les intègre ainsi dans sa Fatamorgana – Méta-Harmonie IV.

 

C’est dans les Méta-Harmonies que culmine le travail de Tinguely sur le son en tant que procédé artistique.

Construction, « Utopia » à Klus, 1987, photo : Leonardo Bezzola

Construction, « Utopia » à Klus, 1987, photo : Leonardo Bezzola

Installation, « Utopia », Palazzo Grassi, Venise, 1987, photo : Leonardo Bezzola

Installation, « Utopia », Palazzo Grassi, Venise, 1987, photo : Leonardo Bezzola

Utopia

Avec ces œuvres, l’artiste accomplit le passage vers les gigantesques rouages qui caractérisent son œuvre tardive. Cette évolution atteint son apogée en 1987 avec la Grosse Méta-Maxi-Maxi-Utopia, que Tinguely conçoit comme un ensemble accessible à l’occasion de ce qui est alors sa plus grande rétrospective, au palais Grassi à Venise. L’exposition, dont le commissaire est Pontus Hultén, comprend pas moins de 94 sculptures machines.

 

Utopia mesure 8 mètres de haut et de large, et 17 mètres de long. L’élément le plus lourd, l’imposante roue en bois au milieu, pèse environ 600 kilos. L’œuvre se compose d’innombrables roues en bois de toutes les couleurs et toutes les tailles. Josef Imhof, ancien assistant de Tinguely, rapporte que celui-ci avait d’abord prévu de réaliser un grand relief. Pour atteindre la hauteur souhaitée, il avait fallu installer des escaliers et des échelles qui devaient ensuite être retirés. Or, au cours du travail, Tinguely décide finalement de tout laisser et d’ajouter d’autres gradins. C’est ainsi que voit le jour sa première sculpture-machine entièrement accessible.

 

Pour cette construction, Tinguely dispose d’un hangar de l’usine Von Roll AG, à Klus Balsthal, équipée d’un treuil. Les 40 roues et plus sont pour la plupart d’anciens modèles de la fonderie Von Roll AG que Tinguely est autorisé à utiliser. Presque toutes ont gardé leur couleur d’origine. Utopia ayant été conçue pour une exposition à Venise, on y retrouve plusieurs éléments en rapport avec la cité lacustre. À Venise, Utopia constitua l’œuvre centrale de la rétrospective Tinguely où elle paradait dans la cour intérieure du Palais.

Danse macabre
Les années 1980
et l’œuvre tardive

« Mengele (Hoch-Altar) » (Le Maître-autel), 1986, Musée Tinguely, Bâle, photo : Serge Hasenböhler

Os et crânes

À partir de 1981, Jean Tinguely place souvent des crânes d’animaux dans ses œuvres. C’est en juin 1981, à l’occasion d’une exposition organisée par le fabricant automobile Renault, qu’il présente pour la première fois des machines comportant des os et des crânes. Même si Tinguely déclare que ces crânes d’animaux sont là pour souligner quelque chose de burlesque, ils sont aussi le signe de ses préoccupations croissantes sur le thème de la mort. Son intérêt pour ce qui est éphémère est également tangible dans Inferno, qu’Eberhard Kornfeld expose en 1984 dans sa galerie à Berne. La présence de crânes, de produits de consommation et d’éclairages de couleur est caractéristique de l’œuvre tardive de Tinguely dans les années 1980.

La mort n’existe pas ! La mort n’existe que pour ceux qui refusent d’accepter ce qui évolue. Tout change. La mort est le passage d’un mouvement à un autre.

Jean Tinguely

Jean Tinguely, box de Formule 1 équipe Würth, 1987

Jean Tinguely, box de Formule 1 équipe Würth, 1987, photo : inconnu

Formule 1

La passion que Tinguely a depuis plusieurs années pour la course automobile et la Formule 1 se manifeste à cette époque dans certaines œuvres majeures. Au printemps 1984, en hommage au pilote décédé, l’artiste réalise la Fontaine Jo Siffert pour la Ville de Fribourg. Dans les usines Renault à Paris et Berne, Tinguely conçoit Pit-Stop, une machine rotative fabriquée à partir de pièces détachées de deux Formules 1. C’est la seule fois dans Pit-Stop que l’artiste intègre un film : on y voit des prises de vues d’un arrêt au stand se reflétant, depuis des projecteurs 16-mm via des miroirs convexes, sur les murs de la salle d’exposition. En 1988, Tinguely rassemble des morceaux de voitures de course et des os dans une machine qui prend des allures d’autel. L’œuvre Lola T 180 – Mémorial pour Joakim B. est dédiée à Joakim Bonnier, un ami de Tinguely et pilote de course décédé accidentellement en 1972.

Jean Tinguely, « Pit-Stop », 1984, Musée Tinguely, Bâle, photo : Christian Baur

Jean Tinguely, « Pit-Stop », 1984, Musée Tinguely, Bâle, photo : Christian Baur

Jean Tinguely, « Lola T 180 - Mémorial pour Joakim B. », 1988, Musée Tinguely, Bâle, photo : Christian Baur

Jean Tinguely, « Lola T 180 - Mémorial pour Joakim B. », 1988, Musée Tinguely, Bâle, photo : Christian Baur

Mengele-Danse macabre

Mi-décembre 1985, Tinguely a de graves problèmes de santé qui nécessitent son hospitalisation à Berne. Il doit subir une opération cardiaque et passe plusieurs jours dans le coma. Encore sous le coup de cette lourde intervention, il assiste dans la nuit du 26 août 1986 à l’incendie d’une ferme dans le village de Neyruz où il habite. Cette ferme, qui avait été construite en 1801, est entièrement dévastée par les flammes. Il ne reste alors que des poutres calcinées, des pièces métalliques brûlées ainsi que des appareils et machines agricoles devenus méconnaissables. À partir de ces débris, qu’il extirpe deux jours plus tard de cet amas encore en train de se consumer, Tinguely créé l’œuvre la plus importante de ses dernières années, Mengele-Danse macabre. En janvier 1987, Ernst Beyeler montre dans sa galerie 13 machines de Mengele-Danse macabre. Lors de la rétrospective à Venise en 1987, l’œuvre est installée dans l’église San Samuele. Le choix d’une église comme lieu d’exposition souligne clairement l’aspect sacré de l’œuvre, tout comme le fait que le Maître-autel de Mengele-Danse macabre soit dans l’abside, devant le maître-autel justement.

J’entame un jeu, une danse, une danse macabre avec cette mort. Je joue avec elle, j’essaie de lui faire un pied de nez, de blaguer avec elle, dans le style farces et attrapes, mais en tant que vivant, moi aussi naturellement, je suis condamné à mourir.

Jean Tinguely

Vue de « Mengele (Hoch-Altar) » (Le maître-autel), église San Samuele, à l’occasion de l’exposition « Jean Tinguely : 1954−1987 », Palazzo Grassi, Venise, 1987, photo : Leonardo Bezzola

Jean Tinguely installant « Die Mutter » (La mère) à l’occasion de l’exposition « Tinguely », Galerie Beyeler, Bâle, 1987, photo : Leonardo Bezzola

Assemblage de « Mengele-Danse macabre » atelier à Neyruz, 1986, photo : Leonardo Bezzola

Jean Tinguely, atelier à Neyruz, 1986, photo : Leonardo Bezzola

Assemblage de « Mengele-Danse macabre » atelier à Neyruz, 1986, photo : Leonardo Bezzola

Jean Tinguely, « Safari de la mort moscovite à Moscou », 1990, photomontage : Leonardo Bezzola

Jean Tinguely, « Safari de la mort moscovite à Moscou », 1990, photomontage : Leonardo Bezzola

« Sans mort, pas de vie ! »

En janvier 1989, l’état de santé de Tinguely se dégrade et l’artiste doit de nouveau être hospitalisé. À Moscou, la Maison centrale des artistes inaugure au printemps 1990 une exposition Tinguely. À cette occasion voit le jour une sculpture mobile, Le Safari de la Mort Moscovite, réalisée à partir d’un Renault R5 garnie de plusieurs crânes et d’une faux. Les sculptures-véhicules de Tinguely constituent la prolongation des sculptures cinétiques. Non seulement elles sont mobiles, mais peuvent aussi se déplacer. Selon Josef Imhof, dit « Seppi » et assistant de longue date de l’artiste, Tinguely et lui-même auraient traversé Moscou de nuit avec ce véhicule tout en étant gentiment escortés par la police.

 

Au mois de juillet est inaugurée à la Kunst Haus Wien l’exposition Jean Tinguely : Nachtschattengewächse, la dernière que Tinguely a lui-même montée. Suite à un infarctus le 20 août 1991, Tinguely est hospitalisé à Berne où il décède dix jours plus tard. Un cortège funéraire a lieu à Fribourg le 4 septembre en présence de plus de 10 000 personnes.