Jean le Jeune
11 septembre 2002 – 23 mars 2003Les années d’apprentissage politique et artistique de Jean Tinguely à Bâle, et l’œuvre de jeunesse jusqu’à 1959.
«J’ai commencé, tout simplement, à utiliser le mouvement comme moyen de re-création. Il m’offrait la possibilité de changer une peinture de façon à ce qu’elle devienne infinie. A l’aide du mouvement physique et mécanique voulu par moi comme moyen d’expression autonome. Le mouvement permettait de créer des choses comme il n’en avait jamais existé auparavant dans le domaine de la sculpture.»
L’exposition «Jean le Jeune» s’articule autour des œuvres de jeunesse de Jean Tinguely, celles de 1954 à 1959, et met en lumière pour la première fois les années que l’artiste a passées à Bâle et à Paris, durant lesquelles furent jetées les bases de tout ce qu’il allait créer par la suite.
Les Tinguely vivaient à Bâle depuis 1925, et c’est là que le jeune garçon allait à l’école. Ecole souvent buissonnière, car il préférait déjà offrir aux ruisseaux qui entourent la ville des machines de sa construction, qu’entraînait leur courant. C’est de cette époque que date le souvenir, si vivace chez lui, de la paroisse catholique et de son passage chez les scouts, que l’artiste allait reprendre et retravailler durant les dernières années de sa vie dans des œuvres comme la «Danse macabre de Mengele», 1986. C’est à Bâle que s’est aussi faite l’éducation politique du jeune artiste, membre passionné d’une organisation de jeunesse communiste et du Parti du travail, passé plus tard au cercle anarchiste qui gravitait autour de l’antiquaire et éditeur Heiner Koechlin. C’est là qu’il prit l’idée, à laquelle il fut à jamais fidèle, que la liberté et la responsabilité individuelles doivent primer toute doctrine de parti: «Il est évident que je ne construis pas des automates du XVIIIe siècle, fonctionnant selon des lois parfaitement rationnelles. Je construis des machines libres en soi, qui ont leur propre liberté anarchique, leur propre chaos, leur ordre et leur désordre et leur façon à elles d’engendrer le hasard … »
En 1941, il entreprend une formation de décorateur, tout d’abord au Globus, grand magasin de la place, puis chez Joos Hutter. Il suit en même temps les cours de l’école des arts et métiers de Bâle, où Julia Eble-Ris, qui enseigne dans cet établissement le dessin académique, le nu et le dessin de mode, l’initie aux conquêtes des mouvements d’avant-garde du début du XXe siècle – Art abstrait, Dada, Bauhaus, etc. Trente ans après, il disait toujours l’importance de ces années-là pour la suite de sa carrière: «Les gens du mouvement Dada m’ont énormément appris. L’œuvre graphique de Max Ernst a beaucoup compté pour moi, de même que Schwitters et Arp ou Oskar Schlemmer et ses frères. Brancusi a été pendant trois ans mon voisin… »
En 1949, il fait la connaissance, à l’école des arts et métiers, d’Eva Aeppli, qu’il épouse en 1951. De cette union naîtra, la même année, leur fille Miriam.
De 1949 date également son amitié pour Daniel Spoerri, avec qui il va travailler pendant plusieurs dizaines d’années et qui est resté son ami jusqu’à la fin de sa vie.
De cette période témoignent dans les premières salles de l’exposition plusieurs dessins et peintures de Tinguely ainsi que de nombreux documents.
En 1952, accompagné d’Eva Aeppli et Daniel Spoerri, Tinguely se rend pour la première fois à Paris, où il expose avec succès en 1954, avant de participer, en 1955, à la galerie Denise René, à la grande exposition «Le Mouvement». A partir de 1955, il travaille Impasse Ronsin, où il a pour voisin le sculpteur d’origine roumaine Constantin Brancusi. Ces années sont celles où se noue son amitié avec Pontus Hulten (1954), Yves Klein (1955) et Niki de Saint Phalle (1956), celles aussi où naissent de nombreux groupes d’œuvres tels que les «Moulins à prière», les délicats «Eléments détachés», les «Méta-Herbins» aux vives couleurs, les «Méta-Kandinsky», les «Reliefs polychromes», les «Méta-Malevitchs», les «Reliefs Blanc sur Blanc» et les «Œufs d’onocrotales». Non seulement l’artiste y transforme ce qui est immobile en objets animés, il met aussi en jeu le hasard et le son.
Ces œuvres de Tinguely rencontreront, dans les salles de la galerie et de la lanterne du musée, celles d’artistes auxquels font directement référence certains de ses titres ou certaines caractéristiques formelles de son travail. A travers ce dialogue s’exprime d’une part l’admiration du jeune artiste pour les maîtres du moderne classique et se manifestent, d’autre part, les moyens qu’il mettait en œuvre pour échapper à l’ombre de ces figures écrasantes.
Les conquêtes du moderne classique lui fournirent les bases sur lesquelles il allait construire son propre langage artistique. Voici ce qu’il dit des luttes intérieures de ces années: «Je peignais à n’en plus finir. Vous connaissez certainement cette impression que l’on a de ne plus avancer. A chaque peinture, j’étais totalement bloqué. Je n’arrivais jamais à finir une peinture, j’étais comme paralysé et totalement pris dans un cul-de-sac. Je n’arrivais jamais à voir de fin et ne savais pas quand je devais m’arrêter de peindre. […] Je pouvais continuer sur une peinture pendant des mois, jusqu’à usure totale de la toile: racler, revenir, sans laisser sécher la peinture! C’était impossible pour moi: je n’arrivais pas à disons, décider: ‹voilà, c’est terminé›, à reconnaître le moment de pétrification de l’oeuvre. C’est à partir de là, au fond, que le mouvement s’est imposé à moi. Le mouvement me permettait tout simplement d’échapper à cette pétrification, à cette fin. Il me permettait de dire ‹voilà, c’est fini›.» Des artistes comme Malevitch, Gabo ou Moholy-Nagy ont eu une influence déterminante sur la façon tout à fait particulière que Tinguely a trouvée pour s’extraire de la traditionnelle surface plane. Ils ont ouvert au jeune artiste un champ presque infini d’invention et de variation. Durant la deuxième partie des années 1950, quand il se fut installé à Paris, naquit une multitude de groupes d’œuvres où mouvement, ombre et lumière, sons et bruits se répartissaient selon des équilibres sans cesse réinventés et où la référence aux artistes des générations précédentes était constante. Sortent alors de l’imagination de Tinguely des machines dont les noms – «Méta-Malevitch», «Méta-Herbin», «Méta-Kandinsky» – apparaissent comme autant d’hommages en clin d’œil aux «pères», qu’il avait, comme il dit, «doublé par la droite».
Grâce à son ami Yves Klein, Tinguely expose en 1958, à la galerie Iris Clert, son œuvre intitulée Mes étoiles : Concert pour sept peintures, dans laquelle l’entrecroisement d’éléments visuels et acoustiques abolit quasiment la distance entre le spectateur et l’œuvre d’art. Le succès est tel qu’Iris Clert décide de présenter, la même année, dans le cadre de l’exposition «Vitesse pure et stabilité monochrome», les collaborations de Klein et Tinguely, qui avaient tant fait parler d’elles à l’époque. Dans le groupe exposé par Iris Clert se rencontrent en un dialogue très contradictoire l’immatérialité de l’IKB (International Klein Blue) de Klein et la pesanteur des constructions en ferraille rouillée de Tinguely, dont la créativité va franchir au contact de Klein une nouvelle étape. Tinguely travaille ici avec l’objet trouvé, mais sans en forcer la forme, comme c’était encore le cas dans les reliefs et les figures animées plus anciens. L’exposition, à la galerie Schmela, à Düsseldorf, d’un nouveau Concert pour sept peintures, le lancer sur cette ville de son manifeste «Für Statik» ainsi que le relief grand format qu’il crée pour le nouvel théâtre de Gelsenkirchen vont faire connaître son nom au-delà des frontières de la France.
L’exposition, en 1959, à la galerie d’Iris Clert, de ses «Méta-Matics», machines à dessiner qui, plus que tout ce que Tinguely avait créé jusque-là, font du spectateur le complice de l’œuvre d’art, ouvre un nouveau chapitre de sa création. Les œuvres suivantes vont s’approprier plus fermement encore l’espace et, en donnant à voir une action limitée dans le temps et vécue avec intensité, faire entrer directement le quotidien dans l’œuvre d’art. Ce faisant, elles vont considérablement élargir la définition traditionnelle de l’œuvre d’art qui, malgré toutes les innovations, caractérisait encore ce que Tinguely avait fait au cours des dix années précédentes.
C’est donc logiquement sur des œuvres telles que les Collaborations avec Yves Klein et Mes étoiles : Concert pour sept peintures que s’achève l’exposition consacrée au jeune Tinguely, qui disait alors de lui-même: «J’expose des ‹peintures›, la machine c’est mon chassis.»