À bruit secret L’audition dans l’art

Alexander Tillegreen, vue d'installation de «Phantom Streams» for O-Overgaden (2023 ), au O-Overgaden Institute for Contemporary Art, Copenhague, 2023 19 min. 10 sec. Installation audio à sept canaux, lumières LED programmées, rideaux, capteurs sensibles à la chaleur. Alexander Tillegreen ; photo : Mikkel Kaldal

À bruit secret
L’audition dans l’art

22 février – 14 mai 2023

À bruit secret. L’audition dans l’art est la quatrième d’un cycle de cinq expositions thématiques au Musée Tinguely explorant de manière expérimentale l’univers des cinq sens. Du 22 février au 14 mai 2023, l’exposition fait la part belle au sens de l’ouïe qui joue un rôle majeur dans l’expérience multisensorielle de l’art. Elle propose une multitude de rencontres immersives et interactives dans le champ de l’histoire de l’art avec des univers sonores terrestres familiers ou inconnus. Des œuvres anciennes et d’autres réalisées spécifiquement pour cette exposition par 25 artistes internationaux invitent le public à une écoute attentive tout en lui donnant l’opportunité d’accéder à des espaces acoustiques habituellement imperceptibles par l’oreille humaine. Comment bruisse le paysage sonore rhénan à Bâle ? Quels sons perçoit-on sous la surface de l’océan ? Le tumulte urbain, les cris des animaux et les voix humaines peuvent-ils tenir lieu de matériau visuel et sculptural ? Comment les bruits de la forêt vierge se transforment-ils sous l’influence de l’homme et du changement climatique ? Les ondes acoustiques peuvent-elles être perçues autrement que par les oreilles ? Comment représenter visuellement des phénomènes acoustiques ? L’exposition rassemble des sculptures, installations multimédiales, photographies, travaux sur papier et peintures de la période baroque jusqu’à l’époque contemporaine.

Le monde acoustique se compose d’une multitude de sons très différents entourant les hommes telle une « composition » universelle. Les expériences sonores évoquent des émotions, des souvenirs et des associations empreintes de manière subjective et socio-culturelle très variable d’un individu à l’autre et soumis à des transformations historiques. Depuis la fin des années 1960, des scientifiques comme Raymond Murray Schafer, compositeur et chercheur en son canadien, étudient la composition de notre environnement acoustique en paysages sonores (soundscapes en anglais). On distingue en général trois types d’univers sonores : naturel, technique et humain. La musique en fait également partie aux côtés de la voix. Depuis le début du XXe siècle au moins, le paysage acoustique caractérisé par la machine et la technique ne cesse de prédominer et rares sont les endroits sur la planète où il ne s'immisce pas dans les sons pas avec les sons originels de la nature. Raymond Murray Schafer appelait à sensibiliser notre ouïe. Il posa des fondements importants de l’écologie acoustique, c’est-à-dire la captation et l’étude des modifications sonores de nos écosystèmes engendrées par les impacts environnementaux et l’intervention humaine.

Christina Kubisch dans son installation La Serra, 2019, Stadtgalerie Saarbrücken © Christina Kubisch; photo: Kerstin Krämer

Christina Kubisch dans son installation La Serra, 2019, Stadtgalerie Saarbrücken © Christina Kubisch; photo: Kerstin Krämer

L’exposition À bruit secret s’inspire de cette incitation à percevoir de manière subtile la diversité des bruits. Des œuvres d’art multimédiales permettent au public de plonger dans différents paysages sonores existant sur Terre. Au fil du parcours, il découvre des travaux consacrés à l’eau en tant qu’élément, à la nature habitée par les plantes et les animaux, mais aussi à la langue comme base de la communication, de même qu’aux bruits dissonants des grandes métropoles.

Dès le début de l’exposition, la nouvelle installation audio Il reno (2023) de l’artiste sonore allemande Christina Kubisch nous transporte dans un monde sonore fascinant. Déployés dans la grande passerelle vitrée la Barca, des centaines de mètres de câble de cuivre bleu forment des fenêtres sonores minimalistes donnant sur le Rhin et la ville de Bâle. Des casques audio à induction spécifiquement conçus par l’artiste diffusent des bruits subaquatiques provenant du fleuve lorsque le visiteur se déplace le long du câble électrique et qu’il tend l’oreille.

Marcel Duchamp, À bruit secret, 1916 ​​​​​​​© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Association Marcel Duchamp / 2022 ProLitteris, Zürich

Marcel Duchamp, À bruit secret (With Hidden Noise), 1916/1964
Readymade assisté : pelote de ficelle avec objet inconnu, vissée avec quatre longues vis entre deux plaques de laiton, 12,7 x 15,2 x 15 cm
Agate, 1986
Centre Pompidou, Paris, Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle
© Association Marcel Duchamp / 2023 ProLitteris, Zurich
Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI

La salle suivante réunit des œuvres emblématiques des premières avant-gardes artistiques du XXe siècle aux côtés du readymade À bruit secret (With Hidden Noise) de Marcel Duchamp (1916/1964). Le vacarme du quotidien motorisé et industrialisé, les détonations de la Première Guerre mondiale, mais aussi des collages réalisés à partir de fragments de mots et de poèmes déclamés constituent des motifs majeurs dans l’œuvre de futuristes italiens tels que Fortunato Depero et Filippo Tommaso Marinetti, ainsi que de l’artiste Merz Kurt Schwitters. En 1913, le futuriste italien Luigi Russolo plaide pour l’emploi du brouhaha « … du tramway, du moteur à explosion, de la voiture et de la rumeur des voix » comme matériau acoustico-esthétique.

Hermann Goepfert, Optophonium I, 1961/1962 Kunstmuseen Krefeld © 2022 ProLitteris, Zürich, photo: Kunstmuseen Krefeld / Volker Döhne

Hermann Goepfert, Optophonium I, 1961/1962 Kunstmuseen Krefeld © 2022 ProLitteris, Zürich, photo: Kunstmuseen Krefeld / Volker Döhne

Après la Seconde Guerre mondiale en particulier, des musiciens, compositeurs et artistes plasticiens mènent un travail collectif et interdisciplinaire. Dès lors, chaque bruit du quotidien, mais aussi les voix et les langues dans leur diversité, le bourdonnement de la ville ou encore le silence deviennent un matériau artistique. Des artistes comme Robert Rauschenberg, Jean Tinguely ou Hermann Goepfert trouvent des sons, le plus souvent dissonants, qu’ils utilisent comme matériau sculptural à partir duquel ils procèdent à des expérimentations spatiales requérant la perception visuelle et acoustique de l’observateur. Aux côtés d’ ‘objets trouvés’ et de moteurs électriques composant leurs sculptures sonores, des appareils enregistrant et diffusant du son, à l’exemple de la radio, deviennent également médium artistique.

Robert Rauschenberg, Oracle, 1962-1965 Paris, Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle Photo: (c) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat(c) © Robert Rauschenberg Foundation / 2022 ProLitteris, Zürich

Robert Rauschenberg, Oracle, 1962-1965 Paris, Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle Photo: (c) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat(c) © Robert Rauschenberg Foundation / 2022 ProLitteris, Zürich

Pour la toute première fois en Suisse, Oracle de Robert Rauschenberg (1962-1965) est présenté au Musée Tinguely. Il s’agit d’un assemblage en cinq parties réalisé à partir de divers objets de récupération produisant des sons de radio cacophoniques dans lequel circule même de l’eau.

Partie vidéo/audio de l'installation «Espírito da floresta» de Marcus Maeder, 2017-2020 © Courtesy the artist / 2022 ProLitteris, Zurich

Plusieurs œuvres d’art exposées sont fondées sur des méthodes et des découvertes scientifiques, à l’instar du travail multimédial Espírito da floresta/Forest spirit Florest (2017-2020) dans lequel le public peut entrer. Marcus Maeder, artiste, chercheur et compositeur suisse, a conçu cette œuvre à l’aide de microphones particuliers pour rendre perceptible de manière acoustique des phénomènes naturels habituellement inaudibles par l’homme qu’il présente dans un contexte artistique. Maeder a conçu Espírito da floresta à partir d’enregistrements sonores réalisés dans la forêt tropicale amazonienne, afin de récolter un témoignage acoustique des conséquences de la déforestation et de l’influence de la teneur élevée en CO² dans l’atmosphère sur la croissance des plantes et de la faune qui y vit.

Ursula Biemann, Acoustic Ocean, 2018, vue d'installation à l'occasion de l'exposition au Centre culturel suisse, Paris 2020 © Ursula Biemann ; photo : Margot Montigny

Ursula Biemann, Acoustic Ocean, 2018
Vue d'installation à l'occasion de l'exposition au Centre culturel suisse, Paris, 2020
Ursula Biemann ; photo : Margot Montigny

Le vidéo Acoustic Ocean (2018) d’Ursula Biemann montre une femme du peuple des Samis équipée d’hydrophones et de microphones paraboliques sous les traits d’une scientifique tentant de capter l’écologie acoustique de l’océan dans la région norvégienne des îles Lofoten. À travers Acoustic Ocean, Biemann évoque les différentes strates thématiques autour de l’eau, de ses sonorités mystérieuses et des êtres vivants qui en dépendent.

Dans son installation audio et lumineuse de la série Phantom Streams, le jeune artiste sonore danois Alexander Tillegreen s'intéresse au phénomène psychoacoustique des soi-disant 'mots fantômes'. Il travaille avec des illusions auditives et étudie comment la saisie acoustique et la compréhension du contenu d'enregistrements sonores retravaillés de mots d'une ou de plusieurs syllabes dans différentes langues fonctionnent dans l'espace. Pour concevoir Something Going On Above My Head (1999/2023), l’artiste colombien Oswaldo Maciá a collecté des enregistrements audio de 2 000 chants d’oiseaux différents provenant de quatre continents puis a composé un morceau de trente minutes diffusé dans l’espace à partir de haut-parleurs à chambre de compression.

Dans l'œuvre Musik für die Augen (1982) de Rolf Julius, dont une copie d'exposition est présentée au Musée Tinguely, on peut percevoir des vibrations d’ondes acoustiques invisibles, non seulement avec les oreilles, mais aussi avec les yeux. Des compositions abstraites réalisées à partir de formes et de couleurs parviennent à évoquer des univers visuels acoustiques, voire synesthésiques, uniquement par la force de l’imagination. La récente série de reliefs, Rhythm, de Jorinde Voigt à partir de papier coloré en constitue un autre exemple.

Rolf Julius, Musik für die Augen, 1982, vue d'installation Galerie Thomas Bernard, Paris 2015. © estate rolf julius / Xippas / 2022 ProLitteris, Zürich, Photo: Rebecca Fanuele  

Rolf Julius, Musik für die Augen, 1982
Vue d'installation Galerie Thomas Bernard, Paris 2015
© Estate Rolf Julius / Xippas/ 2023 ProLitteris, Zurich, Photo : Rebecca Fanuele

L’exposition présente notamment les œuvres des artistes suivant.e.s : Kader Attia, Ursula Biemann, George Brecht, Pol Bury, Cevdet Erek, Dominique Koch, Christina Kubisch, Fortunato Depero, Marcel Duchamp, Isa Genzken, Hermann Goepfert, Rolf Julius, František Kupka, Oswaldo Maciá, Marcus Maeder, Filippo Tommaso Marinetti, Carsten Nicolai, Emeka Ogboh, Meret Oppenheim, Nam June Paik, Alexander Tillegreen, Robert Rauschenberg, Dieter Roth, Luigi Russolo, Kurt Schwitters, Jean Tinguely, Bill Viola, Jorinde Voigt, James Webb

L’exposition s’accompagne d’un riche programme d’événements proposant des visites guidées interdisciplinaires, des discussions et des concerts, ainsi que des activités participatives permettant au public de découvrir de différentes manières les multiples champs d’action de l’acoustique au sein de l’expérience humaine.

Commissiare de l'exposition : Annja Müller-Alsbach

Partenaire : Kunstmuseen Krefeld